30

Stupéfait, Jehn saisit les mains de Callisto.

– Quel nom viens-tu de prononcer ?

Les yeux de la jeune femme s’embuèrent de larmes. Elle semblait s’éveiller d’un cauchemar. Elle avait peine à reprendre son souffle.

– Je… je ne sais pas, je ne sais plus.

– Parle ! D’où tiens-tu ce nom ?

Elle se dégagea et recula, en proie à une émotion violente.

– Non ! Je… je ne peux rien dire ! C’est trop… incroyable ! Elle s’écarta, tituba jusqu’au siège de Gordlonn. Une fine sueur couvrait son visage. Le roi la prit contre lui, l’air inquiet. C’était la première fois qu’il la voyait dans cet état. Elle ajouta pour lui seul :

– Surtout, ne tente rien contre lui ! Rien ! Il dispose d’une puissance extraordinaire. Même…

Elle regarda Jehn une dernière fois.

– Même s’il ne le sait pas vraiment. Gordlonn s’adressa au jeune homme.

– N’insiste pas ! Ces visions la fatiguent beaucoup.

Jehn acquiesça.

– C’est bien, Seigneur roi ! Permets-moi donc de me retirer ! Il brandit le sabre maculé d’écarlate.

– Je conserve cette arme ! Elle me revient de droit !

Il ramassa ses vêtements et se dirigea vers la sortie, le loup sur les talons. Asdahyat se leva et le suivit. Elle avait tremblé pour lui lorsqu’il avait combattu son frère. Non, elle ne le tuerait pas. Il valait tellement mieux que tous les singes maquillés qui l’entouraient. Elle le séduirait, et il l’aimerait. Mais elle l’aimerait aussi. Elle l’aimait déjà.

– Emmène-moi, Jehn !

Il la prit par les épaules.

– Non, Asdahyat ! J’ai besoin d’être seul. Je te verrai demain.

Sans attendre de réponse, il quitta la salle.

Un flot de rage envahit les veines de la princesse. Elle le haïssait. Elle le tuerait de ses propres mains. Elle se rua sur une jarre emplie d’alcool de miel, l’éleva au-dessus d’elle et la projeta de toutes ses forces sur le sol. Le récipient éclata en mille morceaux, dans un fracas infernal, éclaboussant généreusement les convives. Tout le monde regarda Asdahyat, dont les yeux noirs écumaient de fureur.

Puis, comme par enchantement, ses traits s’éclaircirent, et s’épanouirent sur un sourire radieux. Elle écarta le haut de sa robe d’un geste sec, dévoilant ses seins blancs, et se mit à hurler :

– Il est parti ? Nous n’avons pas besoin de lui. Qu’attendons-nous ? Que la fête commence !

Des cris d’enthousiasme lui répondirent. Alors, elle se précipita vers son frère, dont le torse ruisselait de sang, se pencha sur lui et l’embrassa à pleine bouche.

Jehn entendit le fracas de la jarre brisée. Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit son chemin dans la galerie, éclairée par des lampes à huile parcimonieuses. Alors qu’il allait gravir l’escalier menant à sa chambre, il aperçut une escouade de guerriers escortant une troupe de jeunes femmes atterrées vers la salle du trône, des esclaves à demi-nues que l’on traînait vers l’orgie qui se préparait. Une voix juvénile jaillit de leurs rangs.

– Jehn !

– Saadrah !

C’était une fille de son clan, âgée d’une douzaine d’années. Il arrêta les gardes d’un geste impérieux. L’un d’eux voulut riposter, mais son chef l’en empêcha en marmonnant quelques mots dans la langue d’Yshtia. Jehn s’adressa à lui :

– Je veux cette fille pour la nuit. Libère-la !

L’autre hésita un instant. Mais il était présent lorsque Jehn avait vaincu le prince Brendaan. Le roi avait étendu sa protection sur lui. Il valait mieux s’exécuter. Il détacha la fillette et la remit entre les mains de Jehn. Celui-ci le salua, attrapa Saadrah dans ses bras, et se dirigea vers les escaliers. La gamine n’avait plus que la peau sur les os. Elle se serra contre le jeune homme comme un petit animal effrayé.

Quelques instants plus tard, il avait regagné ses appartements. Malgré la saison, les murs ruisselaient d’humidité. Par chance, les servantes avaient allumé un feu dans la cheminée. Jehn se demanda ce qu’il en était à l’époque des grands froids. Il installa la fillette devant l’âtre, ôta ses vêtements sales et l’enveloppa dans la fourrure d’ours. Elle tremblait de froid et de faim. Il ouvrit sa bandoulière et en sortit une large tranche de poisson fumé dans laquelle elle mordit à belles dents.

Lorsqu’elle eut terminé, elle vint se lover contre lui.

– Ne crains rien. Pour cette nuit au moins, tu es en sécurité.

– Jehn ! Comment se fait-il que tu sois ici ?

Il lui prit la main et lui conta ses aventures depuis l’instant où il avait découvert ce qui restait de Trois-Chênes. Elle l’écouta bouche bée. Avec Saadrah, c’était un peu des siens qui revenait. Les yeux qu’elle levait vers lui disaient la confiance qu’elle lui témoignait. À présent qu’il était là, elle n’avait plus rien à redouter. Il était tellement puissant ; il vaincrait les démons.

À son tour, elle lui raconta sa vie dans les souterrains du palais, l’humidité glaciale, les rats omniprésents et agressifs, les morts quotidiennes de ceux qui n’avaient plus la force de résister. Elle évoqua les soirées d’orgie, où les courtisans se faisaient amener des filles et de jeunes garçons afin d’assouvir leurs envies malsaines. Parfois, leurs jeux pervers dégénéraient pour se terminer dans le sang, dans les rires épouvantables des nobles yshtiens qui se délectaient de la souffrance qu’ils infligeaient. Le plus dangereux était un géant toujours vêtu de cuir noir, dans lequel Jehn reconnut Brendaan. Saadrah ne put achever le récit de ce qu’il avait fait subir à une fille du clan. Elle éclata en sanglots et se serra contre le jeune homme en tremblant, comme si elle avait voulu disparaître en lui. Une haine étouffante envahit le cœur de Jehn. Il lui caressa les cheveux avec douceur, puis demanda anxieusement :

– Et Myria ? Où est-elle ?

Elle ravala ses larmes.

– Je ne sais pas. Nous avons été séparées dès notre arrivée. Je crois qu’elle n’est pas à Yshtia. Il existe, vers l’est, un endroit maudit où les esclaves meurent par dizaines. Surtout les hommes. J’ai entendu une femme qui en revenait parler de « fours à vent ». Elle m’a parlé d’une fille qui attend un bébé. Sa description correspond à Myria. C’est une chance pour elle. Les Yshtiens n’aiment pas les femmes enceintes. D’après cette femme, elle s’occupe de préparer la nourriture pour les esclaves.

Une vague de soulagement pénétra le jeune homme. Ainsi, Myria était vivante. Elle avait échappé au sort ignoble qui frappait les jeunes enfermés dans la cité. Dès demain, il demanderait à Gordlonn de lui faire visiter ces « fours à vent ».

Il prit Saadrah dans ses bras et l’installa sur le lit, puis se coucha contre elle, afin de lui communiquer sa chaleur. La gamine, malgré le repas copieux qu’elle venait de faire, tremblait encore de froid. Elle s’endormit rapidement. Jehn lui caressa les cheveux avec douceur. Il ne savait pas encore comment il allait s’y prendre, mais il la délivrerait, comme il libérerait tous ses compagnons.

Il lutta contre le sommeil. N’allait-on pas profiter de la nuit pour l’attaquer ? Bien sûr, Gordlonn avait reconnu en lui un envoyé des dieux, et avait exigé qu’on le respecte. Mais la haine qu’il avait lue dans les yeux de Brendaan, marqués par la démence, l’inquiétait. Il ne lui pardonnerait pas sa défaite. La présence du loup le rassurait. Si l’on tentait de l’approcher pendant la nuit, le fauve le préviendrait.

Il repensa à Callisto. Il revit son regard halluciné lorsqu’elle l’avait appelé Astyan, du nom que lui avait donné la femme aux yeux verts de ses rêves. Il devait à tout prix avoir une conversation avec elle. Mais il ignorait où elle logeait. De plus, Gordlonn la surveillait jalousement. Il n’était pas sûr qu’il lui permette de la voir.

Gordlonn ! Malgré sa haine des Khress, c’était un sentiment ambigu que Jehn éprouvait pour le monarque. Un roi fatigué, dominé par les débordements de ses propres enfants, et pris au piège d’une horde de courtisans qui ne vivaient que pour ces fêtes orgiaques dont avait parlé la petite Saadrah. Jehn sentait, au-delà de la lassitude et du dégoût qui marquaient le visage du souverain, qu’il aimait sa cité, une cité dont le destin lui échappait pourtant.

Il se demanda quelle était la nature exacte de ses relations avec Callisto. Était-elle sa maîtresse ? Malgré sa condition de prisonnière, la jeune femme ne semblait pas le haïr. Un lien paradoxal les unissait. Ils paraissaient s’aider, se soutenir mutuellement. Il ne faisait aucun doute qu’elle suscitait en revanche la haine farouche des courtisans yshtiens, et surtout de Shaïdeen. Jehn n’avait eu aucune peine à percer le prêtre à jour. Callisto menaçait ses prérogatives. Il n’aurait de cesse de la voir morte.

Enfin, Jehn finit par sombrer dans un sommeil peuplé de cauchemars. Peut-être parce qu’il avait évoqué son souvenir, la femme aux yeux verts lui apparut, perdue au cœur de son tourment nébuleux. Plus que jamais elle souffrait. Il aurait voulu l’atteindre, la rejoindre, la délivrer. Mais une nouvelle fois le gouffre insondable s’ouvrit sous ses pieds lorsqu’il s’avança vers elle. Une spirale vertigineuse l’aspira vers le néant. Un hurlement vrilla ses tympans.

Il s’éveilla, en sueur, sous la peau d’ours, le cœur battant la chamade. Il comprit que c’était lui qui avait crié. Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une telle frayeur. C’était comme si un vortex sans fin avait tenté de le happer, de lui dévorer l’âme. Il s’assit sur sa couche. Ses mains tremblaient.

À ses côtés, Saadrah s’éveilla aussi.

– Ce n’est rien. Dors !

Incapable de retrouver le sommeil, il se leva et sortit sur la terrasse. Le vent frais qui soufflait de l’Océan lui fit du bien. Une rumeur sourde provenait de la Digue, perdue dans la nuit sans étoiles.

Tout à coup, des cris retentirent non loin de lui, en provenance de la chambre de la princesse, juste au-dessous de la sienne. Il se pencha, intrigué. De l’angle où il se trouvait, il bénéficiait d’une vue plongeante sur les appartements. Asdahyat était en compagnie d’un esclave et d’un autre homme, de dos ; il le reconnut aux blessures qu’il avait négligé, peut-être volontairement, de nettoyer. Brendaan ! Les débordements auxquels Asdahyat se livrait avec les deux hommes, dont l’un était son propre frère, défiaient l’imagination. Une nausée sournoise lui tordit l’estomac lorsqu’il se souvint qu’il avait fait l’amour avec cette fille dans la journée même. Bien sûr, il n’avait pu agir autrement. Mais il se jura que jamais plus elle ne poserait la main sur lui.

Soudain, la princesse leva les yeux dans sa direction et l’aperçut. Ses yeux se mirent à briller, et elle éclata de son rire sonore, proche de l’hystérie. Ses partenaires, qui n’avaient rien vu, redoublèrent d’ardeur. Jehn recula, l’esprit en déroute.

Dégoûté, il revint s’allonger près de Saadrah qui s’était rendormie. Il comprenait à présent pourquoi, selon la prédiction de Callisto, les dieux avaient condamné Yshtia à l’anéantissement.

Le Prince Déchu
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